27/06/2011
Décès d'Elena Bonner, veuve d'Andreï Sakharov.
Cet article a été initialement publié sur Médiapart, et reste accessible ici. Nous remercions Médiapart et les deux auteurs de cet article, pour nous avoir laissés le reproduire sur le Blog de l'AAMF.
Lasha Otkhmezuri et Jean Lopez ont longuement interviewé Elena Bonner, en février, pour leur livre Grandeur et misère de l’Armée rouge. Dans un texte-hommage à la dissidente, compagne d'Andréi Sakharov, ils racontent sa vie et son dernier combat contre le régime de Vladimir Poutine.
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Dimanche 19 juin au matin, nous avons reçu un courriel de Tatiana Yankelevich nous informant de la disparition de sa mère, Elena Bonner, à Boston, ville où elle s’était retirée, malade, depuis plusieurs années. Elena Bonner avait 88 ans. Avec elle disparaît une des dernières personnalités phares de la dissidence soviétique. Nous nous sommes entretenus avec cette femme exceptionnelle la dernière fois lors de son anniversaire, en février quelques jours avant son opération. Auparavant, nous avions recueilli au cours de deux longs interviews le récit de ses années de guerre, qui figurent dans Grandeur et Misère de l’Armée rouge, ouvrage paru en mai 2011, aux éditions du Seuil.
Elena Bonner, qui a contribué à la disparition du régime fondé par Lénine, était pourtant une enfant du sérail. Elle nait en 1923 d’un haut responsable arménien du Komintern et d’une mère juive, fervente activiste communiste. Son père sera arrêté et fusillé en 1937 lors des grandes purges. Sa mère sera aussi arrêtée et condamnée à huit ans de camp.
Cette lutte devient ouverte et publique à partir du 24 août 1971, lorsqu’elle commence une vie commune avec Andréï Sakharov, physicien atomiste mondialement connu et figure de proue de la résistance intellectuelle. Ils se marient au début de janvier 1972 et partent ensemble en voyage de noces… assister au procès de Vladimir Boukovski. Toute la vie d’Elena Bonner se passe alors entre les procès, les grèves de faim et les camps de détention où elle visite les prisonniers politiques. Du Goulag, elle avait une expérience datant de 1945, quand elle rendait visite à sa mère enfermée au Kazakhstan.
Le régime soviétique, qui prenait des gants avec Sakharov, s’est acharné sur Elena Bonner. Filatures, coups de téléphone menaçants à toute heure du jour et de la nuit, menaces physiques directes contre ses deux enfants, elle a tout eu. On l’a couverte de boue. Elle qui défendait les groupes «hétérodoxes» religieux, les Russes, les Géorgiens, les Tatars, les Allemands de la Volga, les Juifs, bref tous les citoyens soviétiques… se verra régulièrement accusée, par les Russes, d’être un agent sioniste, par les Géorgiens et les Azéris, un soutien exclusif de la cause arménienne.
«Je suis devenue juive à force d’entendre les anecdotes antisémites colportées dans l’armée Rouge, nous a-t-elle expliqué. Avant, je ne savais pas que j’étais juive ni ce qu’était un Juif». Il lui est arrivé de se tromper, mais toujours avec sincérité. Comment ne se serait-elle jamais trompée, contrainte qu’elle a été de se prononcer sur chacun des problèmes qui ont secoué l’URSS pendant trois décennies?
Elena Bonner est sûrement aujourd’hui la personne la plus aimée et la plus détestée en Russie. La revue des commentaires en ligne qui ont suivi l’annonce de son décès donne à la fois la mesure du souvenir qu’a laissé la dissidente et… la nausée.
Avec le déménagement d’Andreï Sakharov chez Elena, rue Tchkalovka, (maintenant Zemlianoï Val), l’appartement Bonner-Sakharov est vite devenu le centre de la défense des opprimés et humiliés de toute l’URSS. C’était aussi un endroit clé pour les journalistes étrangers accrédités en URSS, un bureau d’information sur toutes les dissidences.
En 1974 elle crée la fondation pour l’aide aux enfants des prisonniers politiques.
En 1976, avec Iouri Orlov et quelques autres, elle fonde le Groupe d’Helsinki, qui jouera un rôle de premier plan dans la lutte contre la dictature communiste.
Elle n’aimait pas qu’on voie en elle la femme de Sakharov et qu’on écrive, comme Soljénitsyne, Zinoviev et Grigorenko, qu’elle exerçait trop d’influence sur le «père de la bombe H soviétique». En 1975, elle part recevoir à Stockholm le prix Nobel de la Paix attribué à son mari empêché de s’y rendre. «J’ai été juste un mannequin», dira-t-elle. Ce mannequin ne manquera pas en 2009 de critiquer le comité Nobel pour l’attribution du prix à Barack Obama. Elle rappelait que la date limite pour le dépôt des candidatures est le 1er février de l’année et se demandait avec son impertinence coutumière ce que le nouveau président américain avait pu faire de si extraordinaire dans les 10 jours qui ont suivi son entrée en fonction…
Elena Bonner était une amazone, un vrai guerrier toujours très direct et très sincère. Combien d’agents du KGB a-t-elle giflés et traités de fascistes?! Pendant la grève de la faim qu’elle entreprend en 1981 avec Sakharov pour obtenir un visa de sortie pour sa fille, elle se retrouve seul en voiture avec un officier du KGB, un médecin et un chauffeur. La veille, les Izvestias avaient publié un article calomnieux contre Sakharov. Elena demande au policier: «Pourquoi faites-vous ça?» Il lui répond «Elena Gueorguievna ça ne nous est pas destiné». «Ah, c’est pour la populace, lui répond-elle.». Elle se tourne alors vers le médecin et le chauffeur: «Vous avez compris? Ces mensonges sont écrits pour vous!»
Elena Bonner avait le régime Poutine en horreur. Elle a appelé les différents présidents des Etats-Unis et les autres dirigeants occidentaux à exclure la Russie du G 8. Elle reprochait à l’Occident de faire deux poids deux mesures: Slobodan Milosevic se trouvait en prison à La Haye, Vladimir Poutine, responsable de la mort de beaucoup plus de ses concitoyens, restait l’ami des leaders occidentaux. Elle a été sans doute l’opposante la plus virulente aux guerres tchétchènes et n’a cessé de reprocher aux Russes de s’accommoder de ce conflit sanglant. Ce rejet de la Russie poutinienne est un des facteurs qui l’ont amené à se rapprocher des néoconservateurs américains. Elle a par exemple soutenu la croisade irakienne de George W.Bush, essentiellement par crainte que Sadam Hussein dispose de l’arme atomique.
Sa passion pour la poésie ne l’a jamais quittée. Elle savait par cœur des milliers de vers de Tsvetaeva, Pasternak, Mandelstam… Lorsque nous l’avons interviewée, elle disait se souvenir encore des poèmes de son premier amour, Seva Bagritski, adolescent romantique tué au front en 1942.
Un des auteurs de cet article a vécu sa jeunesse en URSS. Pour lui, Elena Bonner – et Andréi Sakharov – ont été les seuls phares fiables dans la nuit soviétique. Avant de se situer face aux événements qui ont secoué l’URSS des années 1980, il cherchait toujours à savoir ce que pensait le couple de la rue Tchkalovka. Il porte aujourd’hui le deuil de cette indomptable combattante.
Jean Lopez, spécialiste du conflit germano-soviétique, est rédacteur en chef du magazine Guerres & Histoire
Ancien diplomate, Lasha Otkhmezuri est conseiller à la rédaction du magazine Guerres & Histoire.
13:40 | Lien permanent
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