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La Commission contre la falsification de l'histoire

A propos de la "Commission visant à s’opposer aux tentatives de falsification de l’histoire au préjudice des intérêts de la Russie"


Une nouvelle commission a été créée, près le Président de la Fédération de Russie. Qui se fraie un passage dans l’appellation grammaticalement complexe de cette nouvelle structure (« Commission visant à s’opposer aux tentatives de falsification de l’histoire au préjudice des intérêts de la Russie ») peut envisager l’interprétation suivante : certaines forces tentent de falsifier l’histoire ; ces tentatives portent tort aux intérêts de la Russie ; la commission a été instituée pour s’opposer à ces tentatives. L’importance que l’État accorde à cette commission s’exprime dans la composition de celle-ci : elle inclut des représentants du FSB, du Service des renseignements extérieurs, du Conseil de sécurité, du ministère des Affaires Etrangères et du ministère de la Justice, ainsi le chef d’état major des Armées russes. Le président nommé de cette commission n’est autre que le chef de l’administration présidentielle, Serguei Narychkine. En revanche, les historiens se comptent sur les doigts d’une seule main, parmi les vingt-huit fonctionnaires membres de la commission. Ce n’est pas un hasard.
Toutes les falsifications de l’histoire, quelle que soit l’histoire du pays concerné et quelle qu’en soit leur orientation, portent préjudice à l’ensemble de l’humanité : aux citoyens de France et de Pologne, des États-Unis et de Finlande, de Russie et de tout autre pays. La tentative d’extraire de ces falsifications une catégorie particulière de contrefaçons, « portant préjudice aux intérêts de la Russie », nous paraît pour le moins étrange. Mais il n’y a pas que cela.
Aujourd’hui, il n’est effectivement pas rare que l’on cherche à falsifier l’histoire de notre pays. Les falsifications staliniennes sur la « cinquième colonne » et le « complot militaro-fasciste de 1937 » continuent d’être publiées. Des livres, diffusés dans tout le pays, démontrent, au mépris de faits connus de tous, que le NKVD n’a pas participé à « l’affaire de Katyn » (l’exécution des prisonniers de guerre polonais en 1940). Certains responsables politiques russes actuels font fi de documents publiés de longue date et minimisent ou, pire encore, justifient la terreur d’État de l’époque stalinienne. Ces tendances se manifestent aujourd’hui jusque dans les manuels de l’enseignement secondaire.
Ces grossières falsifications historiques portent-elles préjudice à la Russie ? Sans aucun doute. Elles privent le peuple de la Fédération de Russie de son passé unique et tragique, sapent les bases de l’identité nationale, détruisent le lien entre les générations, brouillent les repères moraux de la jeunesse, suscitent des frictions et des conflits dans les rapports avec les peuples voisins et portent atteinte, à l’étranger, au respect pour la Russie.
Nous ne sommes pas partisans de la voie qui consiste à régler le problème des falsifications historiques par des interdictions législatives. Nous pensons qu’il faut lutter contre ces falsifications, d’abord dans le cadre de débats scientifiques publiques et libres (y compris internationaux), au cours desquels tous les intervenants doivent pouvoir faire connaître largement leurs arguments. La société peut légitiment débattre, de façon tout aussi libre et publique, de l’interprétation et de l’appréciation des faits historiques, connus ou récemment découverts, et de leurs interprétations possibles. L’État doit seulement garantir la possibilité de tels débats, en levant largement et rapidement le secret qui recouvre des quantités de documents historiques, en facilitant l’accès à cette documentation et en subventionnant les archives, les recherches et les publications historiques, mais il ne doit en aucun cas s’ingérer dans leur contenu. La garantie d’un libre accès aux sources historiques et leur large publication sont le meilleur moyen de s’opposer aux falsificateurs. Et aucune nouvelle commission spéciale n’est nécessaire pour cela : il suffit de rendre plus actif et efficace le travail de la Commission qui est chargée de lever le secret des archives d’État et que préside, là encore, Serguei Narychkine. Il faudrait, par exemple, réexaminer la décision de rendre secrets les résultats de l’enquête qui a été menée par le Parquet militaire de la Fédération de Russie sur « l’affaire de Katyn ».
Mais ne nous berçons pas d’illusions : la Commission va probablement s’opposer, non aux falsifications des faits historiques, mais aux opinions, aux appréciations et aux conceptions ; et, bien sûr, seulement à celles qui vont à l’encontre de la politique gouvernementale, dans le domaine de la mémoire nationale. On dira d’elles qu’elles « portent préjudice aux intérêts de la Russie », et ce sont à elles que l’État va « s’opposer ». Il n’est pas difficile d’imaginer comment cette opposition s’exercera : il suffit de penser à la riche expérience de notre pays en matière de « lutte contre les falsifications historiques ».
Si nos craintes se confirment, il faudra considérer cette commission, non seulement comme contreproductive, mais également comme anticonstitutionnelle, car cette « opposition » introduit, dans la pratique de l’État, les éléments d’une idéologie officielle, ce qui est clairement interdit par l’article 13 de la Constitution de la Fédération de Russie.

Association internationale Memorial
22 mai 2009 (Moscou)

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