28/06/2011
Le discours d'Oleg Orlov en cloture du procès intenté par Kadyrov
Ce texte a été traduit par la FIDH www.fidh.org
Dernier mot d'Oleg Orlov, Président du Bureau du Centre des droits de l'Homme Memorial en cloture du procès "Kadyrov vs. Oleg Orlov"
Très honorables membres de la Cour,
Je ne me repens pas d’avoir publiquement prononcé les mots qui me sont reprochés, ni de les avoir publiés dans un communiqué de presse du Centre de défense des droits humains Mémorial, ni d’avoir contribué à diffuser ce communiqué de presse.
Je ne me repens pas, car mes paroles ne constituent pas un crime.
Cela a été brillamment démontré par mon avocat, Henri Markovitch Reznik, dans sa plaidoirie limpide et convaincante.
En démontrant ici mon droit à dire ces mots, je défends le droit des citoyens russes à s’exprimer librement. Ce droit nous est garanti par la Constitution de la Fédération de Russie, par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, par la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU et par de nombreux autres documents.
Le fait même qu’une enquête ait été ouverte à la suite des mots que j’ai prononcés et qu’on veuille me faire condamner au pénal constitue une attaque non dissimulée contre la liberté d’expression. Tout cela indique, une fois encore, que la liberté d’expression est menacée en Russie. Dans la république de Tchétchénie actuelle, on ne peut exprimer en public que des opinions qui correspondent intégralement à celles d’une personne précise : le président de cette république. Dans le reste de la Russie, la répression de la liberté d’expression n’a pas encore atteint la même ampleur. La décision que la Cour prendra dans la présente affaire va soit rapprocher notre pays du despotisme soit, au contraire, contribuer à la protection des droits humains fondamentaux et à la défense de l’image européenne de la Russie.
La deuxième raison pour laquelle je ne me repens pas, c’est que j’ai dit la vérité.
Cela a été démontré de façon irréfutable au cours de ce long procès.
Cela découle des dépositions des témoins – et pas seulement des témoins présentés par la défense, loin de là. Les dépositions de plusieurs témoins convoqués par l’opposition dessinent également un tableau très clair de la situation qui prévaut aujourd’hui en Tchétchénie.
Cela a été justifié tout au long du procès dans mes propres déclarations.
Votre Honneur ! Je ne veux pas dire que rien n’a changé dans la république de Tchétchénie durant ces dernières années. La partie adverse cherche à me présenter, ainsi que mes collègues, comme des diffamateurs acharnés de la situation en république de Tchétchénie. Ce n’est pas le cas. Nous constatons avec joie que, désormais, les gens ne périssent plus sous les bombardements de l’aviation et de l’artillerie. Les habitants de la Tchétchénie ont restauré les villes et les villages détruits. Nous avons souligné ces faits et nous avons spécifiquement souligné le mérite des autorités de la république dans ce domaine. Mais cette tendance ne s’est pas confirmée.
Les kidnappings ont repris de plus belle, de même que les punitions collectives visant à intimider la population. Il est devenu extrêmement dangereux, presque impossible, d’exprimer ouvertement une opinion indépendante. Natacha Estemirova a dénoncé tout cela, en paroles comme dans ses écrits. C’est pratiquement un régime personnel absolutiste qui a été instauré en Tchétchénie. L’atmosphère dans la république est devenue irrespirable.
Votre honneur, cela fait dix-sept ans que nous travaillons en Tchétchénie. Même aux pires moments des opérations militaires, quand les bombardements et les « nettoyages » étaient quotidiens, nous n’avons pas vu dans les yeux des habitants de Tchétchénie une peur telle qu’aujourd’hui.
La Cour s’est vu remettre une grande quantité de matériaux et de témoignages sur les crimes graves commis par des personnes agissant au nom des autorités de la république et sur l’impunité qui entoure ces crimes. Sur les violations régulières de la loi partout dans la république. Sur le climat de peur généralisée qui règne en Tchétchénie. Sur les pressions que des officiels de la république de Tchétchénie exercent sur les défenseurs des droits humains, sur les insultes dont ils les abreuvent, sur les menaces qu’ils adressent à ceux qui osent les contredire en public. Et concrètement sur les insultes et les menaces de Kadyrov à l’encontre de Natalia Estemirova. Enfin, sur ce que signifient de telles menaces en Tchétchénie quand elles émanent de Kadyrov.
Tous ces éléments, tous ces témoignages démontrent qu’il n’y avait pas de mensonge dans mes paroles. Ils prouvent que mes mots reflétaient la vérité. Par conséquent, je n’ai pas à me repentir.
Enfin, il y a encore une autre raison pour laquelle je ne me repens pas. C’est la raison principale.
Dire publiquement ce que j’ai dit le 15 juillet 2009, je le devais à mon amie assassinée, à cette personne lumineuse et admirable qu’était Natacha Estemirova.
Natacha Estemirova était, de par sa nature profonde, incapable d’accepter l’arbitraire, l’injustice et la cruauté, quels qu’en soient les auteurs – qu’il s’agisse des forces fédérales, des autorités de la république de Tchétchénie ou des insurgés. C’est pour cette raison que tant de gens se tournaient spontanément vers elle, demandaient son aide. Elle s’est battue pour sauver des victimes de kidnappings et de tortures. Pour les réfugiés que les fonctionnaires expulsaient des camps provisoires où ils avaient trouvé refuge, les laissant à la rue. Pour le droit des habitants des villages des montagnes à rentrer chez eux. Pour que les parents puissent au moins découvrir ce qui était arrivé à leurs fils, emmenés de chez eux par des hommes en armes. Pour la dignité des femmes de Tchétchénie. Et avec tout cela, elle trouvait encore la force nécessaire pour s’occuper de questions spécifiquement sociales : par exemple, elle a aidé les étudiants tchétchènes à conserver, face à des compagnies de transport monopolistiques, des prix bas pour les bus qui leur permettaient de rejoindre Grozny depuis les campagnes.
Natacha pouvait à bon droit être appelée « protectrice du peuple ». Elle a sacrifié sa vie aux autres en défendant leurs droits, leur liberté, leur vie.
J’en suis certain : Natacha Estemirova est de ces personnes qui font la fierté du peuple tchétchène, la fierté de toute la Russie.
J’en suis certain : plus tôt qu’on ne le pense, l’avenue que Natacha aimait tant à Grozny et qui porte aujourd’hui le nom de Poutine retrouvera son vrai nom, l’avenue de la Victoire. Et pas très loin de là, il y aura une rue Natacha Estemirova.
Ses ennemis étaient ceux qui estiment que la fin justifie les moyens, que la guerre permet de dissimuler tous les crimes, que la force brute règle tout. Ceux qui n’accordent aucune valeur à la vie et à la dignité humaine.
Ne pas dire la vérité sur la responsabilité que porte pour sa mort l’homme qui a créé un système de pouvoir personnel presque illimité un système d’illégalité légalisée, un système ouvertement hostile à des gens comme Natalia Estemirova , ne pas dire cette vérité était impossible. Cela aurait été un acte de trahison et de lâcheté. C’est pourquoi j’ai pris sur moi la responsabilité de dire ce qui devait être dit ce jour-là.
Ici, devant ce tribunal, je défends les paroles que j’ai prononcées. Ce faisant, je rends de nouveau hommage à la mémoire de cette personne lumineuse que fut Natacha Estemirova.
11:44 | Lien permanent
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