30/03/2020
« Antiterrorisme » et répression des oppositions : un verdict sans précédent en Russie
(Communiqué traduit du russe par Anne Le Huérou)
À l'automne 2017, dans le contexte de la coupe du monde de football en Russie et de l’élection présidentielle à venir, six personnes sont arrêtées dans la ville de Penza puis torturéеs par le FSB. Sous la torture, ces militants anarchistes et antifascistes ont avoué avoir fondé puis être impliqués dans une organisation terroriste appelée « Réseau ». Fin janvier 2018, trois autres antifascistes ont été arrêtés par le FSB à Saint-Pétersbourg. Ils ont également été battus, torturés à l’électricité et forcés à avouer être membre de la soi-disante organisation « Réseau ». Enfin, en juillet 2018, deux autres arrestations ont eu lieu à Penza. La réactivité des membres de la commission locale de surveillance des lieux de détention (ONK) de Saint-Pétersbourg a permis à l’affaire de connaitre une certaine résonance mais sans possibilité d’action véritable sur le cours de l’instruction, contrôlée par les organes de sécurité. Après deux années de travail d’enquête volontairement bâclé, des verdicts particulièrement lourds et sans précédent ont été prononcés le 10 février 2020 à l’encontre des accusés de Penza. Nous présentons ci-dessous la traduction française du communiqué du Centre des droits de l'homme Mémorial.
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Verdict dans l’affaire « Réseau » en Russie : l’insupportable routinisé ?
Communiqué de presse du Centre des droits de l’Homme « Memorial », 11 février 2020.
Original en russe/оригинал на русском
Le 10 février 2020, les verdicts dans l'affaire dite du « Réseau » ont été rendus :sept jeunes hommes, appartenant au courant anarchiste et antifasciste, ont été condamnés à des peines allant de 6 à 18 ans de prison pour avoir créé un réseau terroriste ou pour avoir participé à ce réseau, ainsi que pour possession d'armes ou de munitions.
L'accusation puis le verdict reposaient sur des aveux que le tribunal aurait dû rejeter - ne serait-ce que parce qu'ils avaient été obtenus sous la torture. Certains des accusés ont été torturés après leur arrestation mais avant que celle-ci ne soit officiellement enregistrée, soit, à un moment où ils ont temporairement « disparu » de la « zone du droit ». Les tortures se sont poursuivies ensuite, jusqu’à l’obtention d’aveux corroborant la version fabriquée à l’avance par l’accusation. Il est évident que le « Réseau » a été créé de toute pièce, d’après des documents issus de la « surveillance opérationnelle » des militants de gauche, et par la suite, des personnes qui se connaissaient à peine voire pas du tout ont été forcées d'avouer leur participation à une même « organisation terroriste ».
Les "participants » ne sont pas accusés d’avoir commis un quelconque acte en lien avec cette organisation, ni d’avoir planifié un acte concret, ils sont simplement accusés de vagues ’intentions, comme « d’avoir prévu de planifier à un endroit non spécifié, à un moment non précisé, dans des circonstances non précisées avec des individus non spécifiées, guidés par l'idéologie anarchiste » une action criminelle.
L’accusation affirme que le « Réseau » possédait des statuts et organisait des « congrès » - nom donné à quelques réunions publiques, parfois de simples rencontres entre amis, au cours desquelles l’un ou l’autre des accusés ont pu participer (sachant que pour la plupart ils ne se connaissaient pas !). L'expertise a montré que les « statuts » du groupe anarchiste (ce qui serait assez ironique en soi !) est apparu sur l'ordinateur d’un des accusés après sa saisie, alors que le propriétaire se trouvait au centre de détention provisoire, puis a été éditée par des personnes non identifiées. Quant au maigre arsenal trouvé dans le cadre de cette affaire, aucune empreinte digital ou trace ADN des accusés sur les armes et les munitions dont l’enquête n’a même pas essayé de déterminer les circonstances d’acquisitions. Des pressions ont été exercées non seulement sur les accusés eux-mêmes, mais aussi sur les témoins - beaucoup ont fait des déclarations en ce sens puis sont revenus sur leur déclarations. Cette "base de preuves" incontestablement faible a été étayée par les témoignages de « témoins secrets ».
Au cours du procès, il est apparu clairement qu'en réalité, l’organisation "Réseau" n'existait pas. Le Centre des droits de l'homme Memorial avait déjà décidé de reconnaître les accusés dans cette affaire comme prisonniers politiques. https://memohrc.org/ru/special-projects/peterburgskoe-delozapreshchyonnoy-seti; https://memohrc.org/ru/special-projects/penzenskoe-delo-zapreshchyonnoy-seti).
Le verdict dans l'affaire du « Réseau » est déjà qualifié, à raison, de « sans précédent ». Pourtant, on compte déjà beaucoup trop d’affaires semblables pour les vingt dernières années. Depuis le tout début de l'« opération antiterroriste » dans le Caucase du Nord, les services fédéraux russes chargés de l'application de la loi et de la sécurité ont eu largement recours aux enlèvements, aux détentions illégales et à la torture - tant contre des personnes soupçonnées de crimes « terroristes » que contre des personnes manifestement pas impliquées.
Ensuite, cette pratique s'est étendue à d'autres régions de Russie et à d'autres catégories d'affaires pénales, et non plus seulement aux cas de "terrorisme islamique". On peut citer comme exemple l’affaire fabriquée contre les citoyens ukrainiens Nikolai Karpyuk et Stanislav Klykh qui ont avoué sous la torture leur participation présumée aux événements de la première guerre de Tchétchénie. Devant le tribunal, ils ont évoqué les graves tortures subies. L'acte d'accusation était une pure fiction, mais cela n'a pas empêché qu'ils soient condamnés en 2016 à 20 et 22 ans de prison.
Quinze personnes ont été condamnées en 2016 à des peines allant jusqu'à 13 ans pour avoir prétendument préparé un attentat terroriste dans le cinéma Kirghizistan à Moscou. Le seul élément qui reliait ces ouvriers du bâtiment était d’avoir loué, à des moments différents, des lits dans le même foyer de travailleurs... Par la torture, on leur a arraché des aveux de participation à une « cellule terroriste ». Les condamnés dans ces affaires ont été reconnus par Mémorial comme des prisonniers politiques.
La liste n’est pas exhaustive…
Dans le cas de l’affaire dite du « Réseau », la pratique de la torture contre les accusés et le caractère fabriqué de l’affaire étaient connus depuis le début, dès l'hiver 2018. La Commission de surveillance publique des lieux de détention de Saint-Pétersbourg a pu enregistrer des traces de torture, dont les enquêteurs ont témoigné. Cependant, ni la médiatisation à grande échelle ni les appels aux organes de sécurité n'ont empêché la fabrication de l'affaire et les condamnations. L'affaire est digne de l’époque stalinienne, tant par l'absurdité et le manque de preuves de l'accusation, que par les méthodes d'obtention des aveux, et la sévérité de la peine. Mais de plus, elle n’a pas été fomentée par l’instruction et le tribunal en secret, au fond d’un bunker, mais bien au vu et au su de tous, sous la lumière des projecteurs.
Centre des Droits de l’Homme Mémorial, Moscou, 11 février 2020.
15:58 Publié dans Appels et communiqués | Lien permanent | Tags : moscou, saint-pétersbourg