12/05/2013
Communiqué de MEMORIAL en date du 26 avril 2013, à propos des contrôles engagés par la Procuratura
Depuis début mars, on assiste dans toute la Russie à une vague de « contrôles coordonnés de la Procuratura » (le Ministère Public, NDLT) visant les organisations non gouvernementales. A la date d’aujourd’hui, environ six cents organisations, associations, centres d’information et d’expertise indépendants, établissements privés d’enseignement et de diffusion des savoirs, etc., dans au moins cinquante régions, y ont été soumis.
Le terme « coordonné » sous-entend que les procureurs ne se présentent pas seuls, mais en compagnie de représentants des administrations les plus variées : justice, impôts, parfois forces de l’ordre, ministère des Situations d’urgence, FSB, Direction de la consommation, de la protection contre les incendies, etc. et, sous l’égide de la Procuratura, chaque administration contrôle l’organisation ciblée dans son domaine propre.
En violation de la Loi sur la Procuratura, ces contrôles se déroulent sans aucune justification. Les formulations des ordonnances justifiant les contrôles sont diverses : le plus souvent, il y est déclaré sans ambages qu’ils sont menés: « en vue de contrôler leur conformité avec la législation en vigueur », la législation en général, sans aucune précision.
Il est exigé de chaque organisation qu’elle fournisse une copie des textes réglementant tous les aspects de son activité : statuts, sténogrammes des congrès, procès-verbaux des réunions des instances dirigeantes, comptes rendus des commissions de révision, documents financiers, textes confirmant les fondements de l’activité, contrats de travail, etc., jusqu’aux certificats de vaccination contre la rougeole des collaborateurs (ce dernier point n’est pas anecdotique, ceux-ci ont été demandés lors du contrôle d’une organisation de Saint- Pétersbourg). Le volume total des documents exigés se monte à de nombreuses centaines (et souvent milliers) de pages pour chaque organisation. Comment les procureurs vont-ils contrôler tout cela et leur restera-t-il du temps pour une autre activité, par exemple la lutte contre la corruption dans les rouages de l’Etat, cela demeure un mystère pour nous.
Parfois les contrôleurs ne se contentent pas d’exiger des documents, mais tentent « d’examiner » les locaux et « d’interroger » les collaborateurs, actions absolument illégales si elles ne s’accompagnent pas d’ordonnances, de mandats et autres textes prévus par la législation.
Parallèlement, les contrôles ont donné lieu à des opérations de propagande sur des chaînes nationales de télévision sous forme de reportages, de talk-shows et autres visant à discréditer les ONG.
Personne ne doute de la raison de ces opérations. La Procuratura générale a ordonné à ses départements régionaux d’entreprendre des contrôles massifs des ONG peu de temps après les interventions de février du président Poutine devant les responsables des forces de l’ordre. Le Président était en effet mécontent de la non-application des nouvelles lois concernant les organisations non gouvernementales. V. Poutine a confirmé ouvertement il y a très peu de temps qu’il s’agissait là de la « loi sur les agents étrangers » et du fait qu’aucune ONG russe n’ait souhaité s’enregistrer conformément à celle-ci.
Ainsi, tout le reste, la discipline fiscale, la lutte contre l’extrémisme, la sécurité anti-incendie et la vaccination contre la rougeole n’était qu’un décor, qu’une couverture de l’opération de liquidation (ou tout au moins de discrédit public) des ONG dont l’activité ne convenait pas au pouvoir.
Dans son activité, Mémorial ne défend pas seulement les valeurs de liberté, mais aussi la nécessité de respecter la loi. Nous nous efforçons d’observer toutes les exigences de la législation, même celles que nous considérons comme absurdes. Cependant, il va de soi que nous n’irons pas nous enregistrer comme « agents étrangers », même si on nous présente une telle exigence : la « loi sur les agents » est de toute évidence contraire à la Constitution et procède en outre avec malignité à l’inversion des concepts ; en compagnies d’autres ONG, nous contestons actuellement cette loi devant la Cour européenne des droits de l’homme.
Nous nous efforçons, dans la mesure du possible, de suivre la multitude des textes d’application édictés par les administrations d’Etat chargées, on ne sait pourquoi, de contrôler la société civile. Nous agissons et continuerons à le faire, dans le cadre strict de la loi et de la Constitution, en en appelant en cas de besoin à la justice. Par exemple, actuellement, après avoir fourni à la Procuratura tous les documents exigés dans le cadre du contrôle, nous avons présenté immédiatement au Tribunal du district une déclaration mettant en cause la légalité du contrôle en tant que tel, ainsi que celle de certaines actions de la Procuratura effectuées dans le cadre de celui-ci.
Cependant, les violations par la Procuratura de tel ou tel article de loi ne sont qu’un aspect de l’affaire, et pas le plus important. Une autre chose est beaucoup plus grave.
En Russie, le pouvoir a toujours eu une attitude plus ou moins soupçonneuse et le plus souvent ouvertement hostile vis-à-vis de l’opinion publique indépendante. La mise en place du pouvoir soviétique a été indissolublement liée non seulement à la liquidation de l’opposition politique et à la liquidation de la liberté de la presse, mais aussi à l’anéantissement ou à la soumission totale à l’Etat de toutes les structures indépendantes de la société : associations de créateurs, sociétés savantes, cercles religieux et philosophiques, clubs, etc. En particulier, toutes les organisations publiques, des coopératives et associations d’études régionales aux clubs d’échecs et clubs littéraires, ont été soit étatisées soit liquidées.
Tout ce qui restait a été soumis à un processus d’unification : les divers groupes indépendants fonctionnant dans tel ou tel domaine étaient fusionnés de force dans une même structure, totalement contrôlée par l’Etat. C’est ainsi qu’ont été créées en URSS des « unions de créateurs » regroupant les écrivains, les peintres, les architectes, les compositeurs, etc. Les syndicats, que l’on avait fait entrer de force dans l’Union centrale des syndicats de l’URSS, avaient déjà connu le même sort.
A cette époque, la propagande avait obstinément inculqué à l’opinion un mythe primitif dual, pointant l’ennemi extérieur, l’environnement capitaliste, et l’ennemi intérieur, mouvement clandestin contre-révolutionnaire agissant en URSS et piloté depuis l’étranger. Cette propagande a atteint son point culminant dans la période 1936-1938 à l’époque de la Grande Terreur ; à ce moment-là, la destruction de la société civile était dans l’ensemble achevée.
Les premières tentatives de ressusciter en URSS une initiative collective indépendante, civique, culturelle, axée sur la défense des droits de l’homme, la religion, la philanthropie, etc., remontent aux années 1960. Ces tentatives, connues dans le monde sous le nom de « mouvement de la dissidence », se sont heurtées à une hostilité extrême du pouvoir qui a déclaré aussitôt que les groupes dissidents n’étaient rien d’autre qu’une opposition politique masquée, téléguidée depuis l’étranger. Dans cette réaction, le rejet par le pouvoir de l’idée même d’une indépendance civique, apparu dès les années 1920, a fusionné avec la mythologie de la Grande Terreur des années 1930.Les répressions ne se sont pas fait attendre, pas aussi cruelles qu’à l’époque stalinienne, mais cependant assez dures. Des dizaines de militants d’associations, depuis les membres de l’association de créateurs SMOG et les auteurs de l’almanach Métropole jusqu’aux membres du groupe Helsinki de Moscou de défense des droits de l’homme et aux militants de la fondation Soljenitsyne,se sont retrouvés en exil ou dans les camps, les lieux de relégation ou les hôpitaux psychiatriques. Quant aux médias soviétiques, ils couvraient de boue les renégats et suppôts de l’étranger avec la même colère que ceux d’aujourd’hui, avec, il est vrai, davantage d’unanimité. Lorsqu’au début des années 2000, le pouvoir actuel procéda à l’inventaire du pays placé sous sa coupe, il découvrit non sans inquiétude dans ses vastes espaces un nombre assez important de groupes indépendants s’adonnant à telle ou telle activité : défense des droits de l’homme, expertise de telle ou telle action du gouvernement, surveillance de l’environnement, problèmes des migrants et des détenus, observation des élections, etc. Pour le moment, ni ces activités, ni le fait que l’activité de nombreux groupes était sponsorisée par des fonds de bienfaisance étrangers ne provoquèrent de mécontentement particulier. Cependant leur indépendance, le fait qu’ils échappaient au contrôle de l’Etat, étaient déjà considérés par le pouvoir comme un problème.
Afin de le traiter, celui-ci mit tout d’abord en pratique une vieille recette des années 1920-1930 : la tentative, sinon d’introduire ces structures dans la verticale de l’Etat, tout au moins de les transformer en ressource complémentaire du pouvoir, en « courroies de transmission » veillant à l’exécution de la volonté de l’Etat. Cela semblait d’autant plus facile que presque toutes ces organisations s’efforçaient sincèrement de coopérer de façon constructive avec l’Etat, tout en gardant, bien entendu, un droit de regard. Il s’avéra malheureusement bientôt qu’il ne s’agissait aucunement de coopération, que la critique du pouvoir continuait à être perçue non pas comme partie prenante de celle-ci, mais comme une manifestation d’opposition politique et qu’on exigeait avant tout des organisations des assurances et de la loyauté.
Dans ces conditions, le roman du pouvoir avec la société civile tourna court. Les organisations, dans leur majorité, ne souhaitèrent pas troquer leur indépendance contre un certificat de loyauté.
Bientôt commença l’époque des « révolutions de couleur » dans les pays voisins, et dans les échelons supérieurs du pouvoir, la vision des ONG fut définitivement arrêtée : c’était une cinquième colonne financée par les ennemis de la Russie depuis l’étranger.
Une idée simpliste s’est implantée dans l’ensemble de la société : toute l’activité des ONG qui se consacrent à des activités « brûlantes », comme la surveillance des élections, l’écologie, la défense du droit des migrants, l’humanisation du système pénitentiaire ou la lutte contre la corruption et qui en outre bénéficient du soutien de fondations étrangères, ne sont rien d’autre qu’un paravent pour la préparation secrète d’une révolution orange et le renversement du pouvoir en place.
Cette campagne de propagande totalement héritée de l’expérience des années 1930, a mené à ce que l’on devait en attendre : le pouvoir s’est mis à croire lui-même à l’épouvantail qu’il avait inventé. Depuis le milieu des années 2000 ont été adoptés de multiples amendements à la législation en vigueur et des textes d’application encore plus nombreux et le nombre des administrations contrôlant les ONG a sensiblement augmenté, de même que le nombre et la fréquence des formes variées de rapports des ONG à ces administrations. Il semblait que nul ne pût y échapper et de nombreuses petites organisations à but social et culturel sises dans les régions, absolument inoffensives pour le pouvoir, se sont désagrégées sous le poids des charges qui les ont assaillies. Cependant, il fut impossible de faire apparaître nulle part, fût-ce une seule fois et à une quelconque échelle un financement étranger d’une révolution orange en Russie
La raison directe de l’attaque massive actuelle contre les organisations civiles indépendantes est également évidente. C’est la panique irrationnelle qui s’est emparée de l’élite dirigeante après les manifestations qui ont regroupé des milliers de personnes à Moscou à partir de décembre 2011, se sont prolongées pendant toute l’année dernière et se sont étendues à plusieurs régions du pays. Le pouvoir a immédiatement expliqué les événements de Moscou à un large public et, semble-t-il, à lui-même, selon le schéma déjà expérimenté, par les machinations étrangères mises en oeuvre par les ONG. Le gouvernement ne peut toujours pas croire que les manifestations de masse reflètent tout simplement le niveau accru de la conscience civique et l’extension réelle d’un état d’esprit de protestation dans la société russe. C’est de là que sont venus le mythe du milliard qui aurait arrosé les ONG « depuis l’Occident » en seulement quatre mois, « la loi sur les agents étrangers » et bien d’autres choses.
Le pouvoir fédéral n’a toujours pas appris à comprendre le caractère spécifique de la société civile. Il fait preuve d’une incompétence criante dans tout ce qui concerne l’activité indépendante de la société. La seule chose dont il soit capable est de compliquer au maximum tout travail des ONG.
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Tout ce qui est décrit ici est le reflet de problèmes plus généraux.
Au cours des dix à quinze dernières années, le pouvoir exécutif, en sous-main et progressivement, et en collaboration étroite avec la Douma d’Etat, a créé pour les ONG russes un cadre juridique dans lequel il est de plus en plus difficile d’évoluer.
De même que nos collègues des autres ONG, nous sommes contraints d’accepter le fait qu’une partie sensible de nos forces et des moyens que nous versent nos sponsors (tant russes qu’étrangers) pour effectuer un travail de fond au profit de nos concitoyens soit dépensé pour satisfaire une quantité énorme d’exigences bureaucratiques.
Il est plus que temps, cependant, de déclarer à haute voix des vérités simples que non seulement nos adversaires, mais aussi nous-mêmes, avons oubliées.
La liberté des associations, si toutefois celles-ci n’ont pas été créées dans des buts ouvertement criminels, est une des libertés civiques les plus fondamentales. Le droit des citoyens à des initiatives communes (quelles qu’elles soient, politiques ou non) dans les limites de la loi, décidées d’un commun accord, est la base de l’existence civique d’une nation. L’Etat ne doit pas s’y immiscer, sauf s’il veut soutenir certaines d’entre elles matériellement, moralement, par tels ou tels avantages, etc.
L’Etat qui entoure l’activité des ONG de critères ou limitations non motivés, tente de la réguler, l’entrave ou s’en mêle de telle ou telle façon, n’est pas un Etat démocratique, mais un Etat policier. Les sources de financement des ONG ne doivent concerner que ces organisations elles-mêmes et personne d’autre (à condition, bien entendu qu’elles s’acquittent des impôts fixés par la loi et s’il ne s’agit pas de blanchiment d’argent obtenu de façon criminelle, c’est seulement cela que peut et doit contrôler l’Etat).
Il va de soi que les ONG doivent être transparentes pour la société et c’est le cas. Leurs comptes reflétant le volume et la provenance de leurs moyens financiers, ainsi que le compte rendu de leur activité figurent sur le site du ministère de la Justice et sont accessibles à tous. Mais la question de savoir où va cet argent et à quoi il est concrètement dépensé ne concerne que l’organisation elle-même et ses sponsors. L’Etat ne peut et ne doit contrôler ces dépenses que dans un seul cas, s’il est lui-même sponsor. Si le pouvoir est réellement préoccupé par le développement de la société civile, il doit garantir en premier lieu le régime de la partie la plus favorisée pour l’activité de bienfaisance, en particulier des allègements fiscaux pour ceux qui accordent aux ONG des financements pour la résolution de problèmes importants pour la société.
Un Etat qui souhaite, au sein des ONG, séparer les agneaux des boucs en fonction de leurs sources de financement n’est pas un Etat démocratique, mais un Etat policier.
La vie interne d’une association civile les règlements qui la régissent, la question de savoir s’ils sont respectés ou non, ne concernent que les membres de cette association eux-mêmes. Dans leur vie interne, les organisations n’ont de comptes à rendre ni à l’Etat, ni à aucune administration, mais seulement à leurs membres devant lesquels la direction de ces organisations est responsable. Aucune procurature ou ministère de la Justice ne doit être concerné par nos entreprises, les procès-verbaux de nos directions, par la façon dont nous dépensons notre argent, l’organisation de nos structures, etc.
Les lois qui permettent à un Etat de s’immiscer dans la vie interne des ONG, d’exiger des comptes sur celle-ci, de la réglementer, ces lois ne sont pas celles d’un Etat démocratique, mais d’un Etat policier
L’espace dans lequel se déploient les ONG est un territoire indépendant, autorégulé. Les « hommes du souverain » ne doivent y entrer que pieds nus. Qu’ils laissent leurs bottes à l’entrée.
Il ne s’agit pas de savoir si tel ou tel organe d’Etat a effectué un contrôle, planifié ou non. Il ne doit exister aucun contrôle « préventif » en général. Les contrôles ne sont admissibles qu’en cas d’instruction d’une affaire criminelle concrète ou autre violation de la loi. Mais alors, cela ne s’appelle pas « contrôle », mais enquête et se déroule sous les formes fixées par le code de procédure pénale.
Il y a peu de chances que la législation prohibitive et les pratiques restrictives illégales soient remplacées rapidement par des normes garantissant les libertés constitutionnelles. Cela ne se produira que lorsque les relations entre la société et l’Etat changeront de façon fondamentale en Russie. Lorsque le pouvoir d’Etat reconnaîtra enfin que cela n’est pas à a société de lui rendre des comptes, mais à lui de rendre des comptes à la société. Et, de même que les autres ONG des profils les plus divers, nous ne pouvons rapprocher la venue de ces changements que d’une seule façon, en continuant à effectuer notre travail quotidien de la même façon que nous l’avons fait il y a cinq, quinze et vingt ans. Ce même travail qu’ils nous empêchent aujourd’hui de toutes leurs forces d’effectuer.
La direction de l’Association internationale MEMORIAL
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